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Samedi 21 février, 7 heures

 

Les journalistes formaient une véritable horde, menée par Zoe Richardson, qui brandissait un micro sous le nez d'Abe.

— Le public a le droit de connaître l'identité de cette victime ! pérorait Richardson. C'est une information qui ne peut être passée sous silence.

— C'est pourtant ce que nous allons faire, jusqu'à ce que la famille de la victime soit avisée du décès, répondit Abe d'un ton menaçant.

Il n'ignorait pas que le moindre de ses gestes était filmé. Il fit un signe à l'agent de police chargé de contenir la meute de journalistes et lui dit :

— Empêchez-les de franchir le périmètre interdit.

Il revint sur la scène de crime, à l'ombre des grands arbres qui bordaient la route.

Julia se tenait derrière Jack, près de la tombe couverte d'une dalle sur laquelle était gravé ce nom : Renée Dexter. Mia était avec Kristen, qui venait d'exposer les détails de l'affaire aux policiers. A peu près dans les mêmes termes que la veille, dans sa cuisine. Dexter était une victime de viol, que Skinner avait traitée sans ménagement lorsqu'elle avait été appelée à témoigner au tribunal.

— J’ai soulevé objection sur objection, avait-elle murmuré, les yeux fixés sur le nom gravé dans le marbre. Mais le juge a laissé Skinner tailler en pièces celte malheureuse.

L'équipe de Jack était en train d'exhumer le corps, sous l'œil attentif de Julia. Une fois le corps de Skinner posé à terre, Mia s'agenouilla à côté du cadavre.

— Il tient quelque chose à la main, remarqua-t-elle. Son poignet est couvert de bande adhésive.

Jack trancha précautionneusement la bande et déplia les doigts du cadavre. Mia leva les yeux vers Abe d'un air dégoûté.

— On dirait que ce bavard de Skinner a vraiment perdu sa langue, cette fois, lâcha-t-elle.

— Il « est mort dans l'incapacité de prononcer le moindre mot pour sa propre défense », dit Kristen en citant la lettre du tueur. Vous avez prévenu son épouse ?

Abe hocha la tête.

— Spinnelli est arrivé chez les Skinner à l'heure où nous sommes arrivés ici, expliqua-t-il. Nous ne voulions pas que ce soit les journalistes qui lui annoncent la mort de son mari.

Toujours agenouillée près du corps, Mia leva la tête vers Julia.

— Peut-on mourir d'une ablation de la langue ? s'enquit-elle.

Julia vint s'accroupir de l'autre côté du corps.

— Non, répondit-elle. Mais regardez ces creux, de chaque côté du crâne. Ils font la même taille, et sont situés de manière symétrique, derrière chaque oreille...

— Il lui a mis la tête dans un étau, dit Jack.

Julia acquiesça d'un hochement de tête.

— Ça a dû suffire, fit-elle.

— Suffire à quoi ? demanda Abe.

Julia se leva.

— A le tuer. Je ne pourrai vous le confirmer qu'après l'autopsie. Mais si votre tueur a de la suite dans les idées, je pense qu'il lui a tiré une balle dessus après le décès. Et quelque chose me dit qu'on va trouver beaucoup de sang dans ses poumons.

Abe soupira.

— Vous voulez dire qu'il a coupé la langue de Skinner et qu'il a immobilisé sa tête avec l'étau pour qu'il se noie dans son propre sang ?

Mia se leva et s'épousseta les genoux.

— Je crois, dit-elle, que nous devrions placer sous surveillance le type qui a été acquitté pour le viol de Renée Dexter. En toute logique, ça devrait être lui, la prochaine cible.

Ils s'éloignèrent un peu, tandis que les assistants du médecin légiste plaçaient le cadavre dans une housse mortuaire.

— Le tueur a franchi une nouvelle étape, murmura Kristen. Skinner était un avocat redoutable, et même détestable... mais il n'a jamais enfreint la loi.

— A qui le tour ? lança Jack d'une voix amère. Aux juges ?

— Ou aux procureurs qui perdent leurs procès, ajouta Reagan.

Kristen se tourna vers lui en écarquillant les yeux.

— Ce type, reprit Reagan, n'a aucune limite. Il est extrêmement dangereux. Il ne vous reproche rien, pour l'instant. Mais ça peut changer.

— Nous avons demandé à Spinnelli de vous accorder une protection permanente, annonça Mia.

Kristen ouvrit la bouche pour protester, puis se ravisa.

— Merci, fit-elle.

— Et nous ne vous quittons plus tant que le dispositif n'est pas installé, poursuivit Abe.

Le téléphone portable de Mia se mit à sonner, et elle l'ouvrit d'un geste vif.

— Mitchell, dit-elle.

Un sourire se forma sur ses lèvres tandis qu'elle écoutait attentivement.

— Merveilleux ! s'exclama-t-elle. C'est vraiment génial, la technologie. Ne quittez pas...

Elle se tourna vers Abe en levant les sourcils.

— Les collègues ont retrouvé la voiture de Skinner en ville. Elle est équipée d'un GPS.

Abe sentit son cœur battre un peu plus vite. Enfin, une piste...

— Demandez-leur s'ils peuvent retracer les déplacements de la voiture, dans la soirée de jeudi.

— Ils l'ont déjà fait, rétorqua-t-elle avec une évidente satisfaction.

 

 

Samedi 21 février, 7 heures

 

Pris de nausée, il chancela contre le mur du sous-sol et se laissa glisser à terre en haletant. Son cœur battait à tout rompre. Ses mains, ses bras, son torse et son visage étaient couverts de sang.

C'est moi qui ai fait ça. Oh ! mon Dieu... C'est moi... qui ai fait ça. Ça !

Il ferma les yeux.

Détends-toi. Inspire profondément. Maîtrise-toi.

Il inspira, expira, et sentit le calme l'envahir peu à peu. Il en avait fini. Angelo Conti était mort. Et bien mort.

Il s'appuya contre le mur et se força à se relever. D'un œil effaré, il regarda la scène de carnage qui l'entourait. Il avait perdu le contrôle de lui-même. Il ne fallait pas que cela se reproduise. Jamais.

Mais Angelo Conti l'avait bien mérité, ce petit salaud. Il n'avait pas eu de difficulté à le trouver, la veille au soir. Il lui avait suffi d'attendre qu'Angelo sorte en titubant de l'un de ses bars préférés, à deux pas du campus de l'université. Il s'était dirigé vers sa Corvette, dans l'intention évidente de se mettre au volant. Angelo ne se souciait visiblement pas d'être complètement ivre. On aurait pu croire que le jeune homme se ferait discret, après avoir évité de peu la prison. Il avait failli s'y retrouver précisément pour avoir conduit sous l'emprise de l'alcool et provoqué un accident. Après lequel il n'avait pas hésité à tuer Paula Garcia — et l'enfant qu'elle portait — pour éviter qu'elle témoigne contre lui.

Mais cela ne lui avait pas suffi. A l'évidence, Angelo Conti se croyait protégé des dieux.

Eh bien, Angelo s'était trompé.

Il ne m'a pas vu venir. Il aurait pu se contenter de frapper Conti à la tête et de le traîner à bord de sa camionnette. Mais, à la vue de ce fanfaron éméché et de sa luxueuse Corvette, il avait cédé à la rage qui bouillait en lui. Alors, il lui avait tiré une balle dans chaque genou.

Puis il l'avait assommé d'un coup de matraque, et l'avait mis dans sa camionnette.

Il avait savouré d'avance le moment où Conti reprendrait conscience, imaginé avec délectation la peur qui envahirait son regard et paralyserait sa langue de vipère. Mais non. Quand Conti s'était réveillé, il avait fait preuve d'une lucidité et d'une volubilité étonnantes. En quelques secondes, il avait compris à qui il avait affaire.

Et il n'avait pas arrêté de parler, parler, parler...

Et, sans même m'en rendre compte, j'ai ramassé le démonte-pneu. Les premiers coups ont été portés pour qu'il se taise et écoute ce que j'avais à lui dire. Mais rien n'y faisait, il n'a pas voulu la fermer. Et puis, il s'est mis à parler de Kristen...

Et c'est là que j'ai pété les plombs.

Car Conti n'avait prononcé que des obscénités de la pire espèce.

— Comment te paie-t-elle, pour faire le sale boulot à sa place ? avait-il crânement demandé. En nature, je parie ! Elle est bonne ? J'ai toujours pensé que c'était une chaudasse, sous ses airs de sainte-nitouche...

Il n'arrêtait pas de parler, de tenir des propos orduriers sur Kristen. Il était complètement déchaîné.

Alors, moi aussi, je me suis déchaîné.

Il inspira profondément. Plus personne ne reconnaîtrait Angelo Conti, désormais. La majeure partie de son visage avait été réduite en bouillie, comme effacée par la violence des coups. Il ne servait à rien de le photographier dans un tel état. Il fouilla dans les affaires du jeune homme et trouva son portefeuille. On lui avait retiré son permis, après son arrestation pour état d’ivresse. Mais Conti avait une carte d'étudiant, ornée de son portrait. Cela ferait l'affaire.

Il passa ensuite au rituel du coup de feu post mortem. La détonation du pistolet et l'odeur acre de la poudre l'apaisèrent un peu.

Il consulta sa montre et grimaça.

— Je vais être en retard, murmura-t-il.

Il fallait qu'il se lave et qu'il aille travailler. Il reviendrait plus tard, pour graver la pierre tombale. Paula Garcia et son enfant le méritaient amplement.

 

 

Samedi 21 février, 9 h 30

 

L'épouse de Trevor Skinner était une femme mince et pâle, qui paraissait sur le point de s'évanouir à chaque instant. Elle ne sut que répondre lorsqu'il lui fut demandé où se trouvait son mari, le soir de sa mort. Elle ne fut d'aucune aide lorsque les questions portèrent sur des visiteurs inhabituels, ou sur ce qui avait pu l'attirer à l'endroit où il avait été abattu, jeudi soir.

Ils avaient retrouvé le lieu de l'embuscade facilement, grâce à la technologie moderne. Skinner était abonné à un service de géolocalisation, qui permettait de suivre à la trace les automobilistes par satellite, et de leur porter assistance en cas de panne ou d'accident. Ce service fournissait également à ses utilisateurs des itinéraires routiers. La chance avait souri aux enquêteurs. Skinner avait appelé pour savoir comment se rendre à un site industriel désaffecté, où le tueur lui avait tiré dans les genoux avant de l'emmener ailleurs. Apparemment, la voiture de Skinner avait ensuite été volée par des adolescents, qui l'avaient abandonnée dans un terrain vague, où des policiers l'avaient retrouvée dans la matinée.

Abe s'apprêtait à prendre congé de la veuve lorsqu'une femme de ménage âgée le tira doucement par la manche.

— Monsieur, chuchota-t-elle. Il y a eu un colis...

Abe et Mia accompagnèrent la femme de ménage dans une pièce voisine, où ils pouvaient entendre plus distinctement sa voix douce, sans qu'elle soit couverte par les cris et les pleurs de Mme Skinner.

— Quand ce colis a-t-il été livré, madame ? demanda Abe.

— Jeudi.

Elle haussa les épaules d'un air gêné.

— Vers 14 heures, précisa-t-elle.

— Vous avez vu quelqu'un le déposer ?

— Non, monsieur. Quelqu'un a sonné à la porte et l'a laissé sur le paillasson. Quand je suis allée ouvrir, il n'y avait personne.

— Pouvez-vous décrire ce colis ? s'enquit Mia.

— C'était une petite boîte en carton marron, avec une étiquette où était écrit le nom de M. Skinner. Il était très léger, comme s'il était vide. Il faisait à peu près cette taille, dit-elle en écartant légèrement les mains.

Léger... Comme s'il était vide... Il ne devait contenir qu'une feuille de papier. Une nouvelle lettre, sans doute. Abe se demanda ce qu'elle pouvait bien dire, et quelle proposition avait été assez alléchante pour attirer Skinner dehors, à une heure aussi tardive.

— Vous avez vu un véhicule, madame ? demanda Abe.

— Oui, oui, j'ai vu une camionnette blanche. Je me rappelle avoir trouvé ça curieux que le colis ne soit pas un bouquet de fleurs, parce que c'était une camionnette de fleuriste.

— Tiens donc, marmonna Mia. Vous avez ouvert le colis ?

La femme de chambre ouvrit de grands yeux horrifiés.

— Non, répondit-elle. M. Skinner n'aimait pas que les domestiques touchent à ses affaires. Il était très exigeant, vous savez.

Elle regarda par-dessus son épaule, en direction de Mme Skinner, toujours en larmes.

— Il est vraiment mort ? murmura-t-elle.

Ça oui, songea Abe. M. Skinner est vraiment mort. Tout ce qu'il y a de plus mort.

— Oui, madame. Vous nous en voyez navrés.

 

 

Samedi 21 février, 16 h 30

 

— Diana Givens ne pourra pas nous aider, dit Mia d'une voix sombre.

Elle était assise sur la banquette arrière du 4x4 de Reagan.

— Personne ne peut nous aider, en l'occurrence, ajouta-t-elle. La balle est trop endommagée.

Les techniciens de l'unité de scène de crime avaient trouvé cette balle dans le cadre de bois de la porte de l'ancienne usine où Skinner avait été enlevé, le jeudi soir. L'analyse du sang qu'ils avaient trouvé sur la chaussée leur confirmerait que c'était bien l'endroit où il avait été abattu, mais ils n'en doutaient guère. La découverte de ce projectile était cruciale, surtout quand on se souvenait des efforts incroyables que le tueur avait déployés pour extraire la balle fichée dans le corps de King, incisé puis recousu.

La balle présentait une sorte de marque — sans doute le poinçon du fabricant, selon le service de la balistique. Malheureusement, ce poinçon était sévèrement altéré, au point qu'on ne pouvait le distinguer nettement.

— On ne sait jamais, Mia, dit Abe.

Il gara en douceur son imposant 4x4 sur le parking d'une armurerie à l'ancienne. Mia en descendit aussitôt.

— Vous venez, Kristen ? demanda-t-elle.

Kristen soupira. Elle avait passé la journée à faire le tour de la ville, avec Mia et Reagan. Ils en étaient à leur septième armurerie.

— Pourquoi pas ? fit-elle.

Reagan lui adressa un regard compatissant.

— Je peux vous ramener chez vous, proposa-t-il. Spinnelli a dû désigner votre ange gardien, à l'heure qu'il est.

Cette pensée contrariait Kristen autant qu'elle la rassurait. Ses voisins s'étaient montrés peu contents de devoir subir les gyrophares de l'unité de scène de crime pendant la moitié de la soirée. Dorénavant, il y aurait une voiture de police garée en permanence devant chez elle, jusqu'à ce que...

Jusqu'à quand, au fait ? Jusqu'à ce que les choses changent. Jusqu'à ce que son « humble serviteur » ait cessé de l'épier. Jusqu'à ce qu'elle ne soit plus la cible de racailles ivres de vengeance ou de journalistes en quête de scoop. Jusqu'à ce quelle ne soit plus une victime potentielle... Elle regarda la grande enseigne de l'armurerie et prit sa décision.

— Non, dit-elle. Je viens avec vous.

Reagan l'aida à descendre de son siège, et elle retint son souffle jusqu'à ce qu'elle soit bien droite sur ses jambes. Son genou la lançait douloureusement, mais elle faisait tout son possible pour que ça ne se voie pas, au cas où il y ait des caméras indiscrètes.

— Vous voyez des caméras ? chuchota-t-elle.

Reagan scruta la rue et répondit :

— Non, je crois que toutes les caméras sont à la conférence de presse de Spinnelli.

Il grimaça et ajouta :

— Mieux vaut que ce soit lui que nous. Surtout depuis que notre tueur a élargi son répertoire.

— J'ai reçu une quinzaine d'appels d'avocats de la défense sur mon portable, depuis que Richardson a révélé le meurtre de Skinner, déclara Kristen.

Elle esquissa un pas prudent et grimaça de douleur.

— Ils ont tous peur de sortir de chez eux, ajouta-t-elle.

Kristen éprouvait, malgré elle, une certaine satisfaction à les imaginer tremblants de peur.

Reagan se contenta de grogner.

— Nous aurions dû prendre la voiture de Mia, dit-il. Monter dans mon 4x4 et en descendre sans cesse, ce n'est pas très recommandé, pour votre genou.

Elle leva les yeux vers le visage de Reagan mais ne put voir ses yeux, masqués par des lunettes de soleil. Cela vaut mieux, songea-t-elle. Elle s'était trop habituée à son regard protecteur.

— Vous avez entendu ce que Ruth a dit, protesta-t-elle. Je ne suis pas blessée.

Il ne dit rien et lui offrit son bras tandis qu'ils suivaient Mia dans le magasin.

— C'est quoi, ça ? demanda Kristen en désignant la mallette que Mia tenait à la main.

Celle-ci avait insisté pour qu'ils fassent un crochet chez elle, avant de commencer la tournée des armureries.

Reagan émit un petit gloussement avant de répondre :

— Vous allez voir.

Un grand costaud, qui se tenait derrière le comptoir, les accueillit d'un regard mauvais.

— Vous voilà de retour, maugréa-t-il.

— Faut croire, dit Mia avec flegme. Diana est là ?

— Non, répliqua sèchement l'homme.

— Oh ! Ernie, arrête un peu, fit une voix dans l'arrière-boutique.

La vieille dame fit son apparition, le bras en écharpe.

— Oui, je suis là, inspecteurs, reprit-elle. En quoi puis-je vous être utile, aujourd'hui ?

Elle jeta un regard méfiant à la mallette de Mia, avant de reconnaître Kristen.

— Je vois que vous êtes venus avec une star, ajouta-t-elle.

— Ouais, c'est une vraie vedette, dit Mia.

Elle se pencha par-dessus le comptoir et exposa le but de leur visite :

— Voilà ce qui nous amène, Diana : nous avons trouvé une balle pendant notre enquête.

Elle sortit un sachet et le posa sur le comptoir vitré.

— Elle n'est pas en très bon état, mais c'est tout ce que nous avons pour l'instant, précisa-t-elle. Est-ce qu'elle vous évoque quelque chose ?

La vieille dame pinça les lèvres, accentuant les rides qui bordaient sa bouche. Elle tripota le sachet contenant le projectile.

— Qu'est-ce que vous me donnez, en échange de mon expertise ?

Mia tapota sur la mallette qu'elle avait apportée.

— Montrez-vous coopérative, ma chère, et nous verrons ce que nous pourrons faire pour vous, répondit-elle.

— C'est quoi ? murmura Kristen à l'oreille de Reagan, mais il secoua la tête et lui fit signe de se taire.

Le regard de Diana s'était fait plus chaleureux.

— Ça fait longtemps qu'on ne m'a pas appelée « ma chère », dit-elle.

— Ravie d'avoir pu vous faire plaisir. Alors, qu'en dites-vous ? Nous pensons que cette balle a été moulée artisanalement.

Diana eut une moue dubitative.

— C'est évident. Mais elle est trop abîmée pour qu'on puisse déterminer dans quel moule elle a été fabriquée.

Elle prit la balle et plissa les yeux.

— Il y a un poinçon, observa-t-elle.

— Je sais, dit Mia. Les gens de la balistique me l'ont déjà dit. Mais ils n'ont pas su l'identifier. Et vous ?

Diana alla chercher une loupe et se mit à étudier attentivement le projectile.

— Elle est vraiment trop abîmée, conclut-elle au terme de son examen. Il n'y a plus beaucoup de gens qui fabriquent eux mêmes leurs balles, de nos jours.

— Y en a-t-il, parmi vos clients ? s'enquit Mia. Et sur la liste des tireurs d'élite que vous nous avez fournie ?

La vieille dame réfléchit un instant.

— Il y en a quelques-uns, mais aucun n'utilise un poinçon.

Elle désigna la mallette.

— Qu'est-ce qu'il y a là-dedans, inspecteur Mitchell ?

Mia l'ouvrit.

— Le pistolet de mon père, répondit-elle.

Elle sourit en voyant Diana écarquiller les yeux, fascinée par le pistolet de collection. Puis elle referma promptement la mallette lorsque Diana tendit la main pour toucher l'objet de sa convoitise.

— Plus tard, peut-être, fit Mia.

Diana haussa les sourcils.

— Que voulez-vous, en contrepartie ? demanda-t-elle.

— Nous avons besoin d'informations sur ce poinçon, expliqua Mia. Si vous parvenez à en faire un dessin reconnaissable, pouvez-vous nous l'envoyer par courriel ?

Diana acquiesça d'un hochement de tête.

— Je suis du genre à coopérer avec la police, inspecteur Mitchell, dit elle. En fait, je peux même faire mieux que ça. Je vais donner rendez-vous à tous mes amis tireurs d'élite, et nous dresserons une liste des poinçons que nous connaissons.

Reagan eut un petit rire rauque.

— Elle assure, hein ? murmura-t-il en désignant Mia.

Kristen contempla un instant son profil. Reagan regardait Mia avec un mélange d'admiration et d'amusement. Il n'était pas du genre à se sentir diminué par le talent des autres.

— Oui, dit Kristen. Quelle est notre prochaine étape ?

— Un lycée. Nous voulons montrer aux élèves un photogramme où l'on voit le gamin qui a déposé le colis sur le perron de votre maison. Comme c'est le week-end, il y aura certainement des adolescents sur le terrain de basket situé en face du lycée.

— Ça peut attendre un peu ? s'enquit Kristen.

Il lui jeta un regard perplexe.

— Sans doute, lâcha-t-il. Pourquoi ?

Kristen se tourna vers le comptoir vitré.

— Parce que je vais d'abord acheter une arme à feu, répondit-elle.

 

 

Samedi 21 février, 17 heures

 

— Tu peux m'accorder un instant, Jacob ?

Jacob Conti leva les yeux et vit Elaine, qui se tordait les mains d'inquiétude, figée sur le seuil de son bureau.

— Qu'y a-t-il, Elaine ? demanda-t-il.

Mais il savait déjà ce qui la préoccupait.

Elle s'approcha de ce pas timide qui était le sien. Elle lui avait fait penser à un oiseau frêle et délicat lorsqu'il l'avait rencontrée, vingt-cinq ans auparavant. Et cette impression ne s'était jamais dissipée.

— J'essaie de joindre Angelo depuis ce matin, dit-elle. Je commence à m'inquiéter sérieusement. Il était censé retrouver ses amis au club de tennis, et il n'y est pas allé. Personne ne l'a vu. Peux-tu demander à Drake de se mettre à sa recherche ?

Conti hocha la tête.

— Certainement, ma chérie. Ne t'inquiète pas.

Elle vint déposer un baiser sur sa joue.

— Je vais essayer, dit-elle. Merci, Jacob.

Il se garda bien de lui dire qu'il avait déjà envoyé Drake et trois autres hommes de son service de sécurité se mettre en quête d'Angelo. Jusque-là, ces recherches n'avaient rien donné. Elaine sortit de la pièce aussi discrètement qu'elle y était entrée.

Jacob sentit son estomac se nouer.

Angelo, il fallait donc que tu en rajoutes, avec ta grande gueule. Comme si tu n'étais pas déjà une cible. Mais non, il a fallu que tu ailles faire le pitre à la télé...

Si quelque chose était arrivé à son fils, il le ferait payer très cher au coupable.

Et Jacob Conti n'était pas homme à proférer des menaces en l'air.

 

 

Samedi 21 février, 19 heures

 

Une fois de plus, elle parvient à me surprendre, songea Abe, en écoutant Kristen commander son repas en italien et se mettre à converser dans cette langue avec le serveur. Il l'avait emmenée chez Rossellini, un restaurant que sa famille fréquentait depuis qu'il était petit. Il y régnait une atmosphère chaleureuse, et la cuisine était exquise. Et, contrairement à Mia, Kristen semblait ouverte aux expériences culinaires.

En la regardant sourire et discuter avec aisance en italien, il ne put s'empêcher de se demander si elle serait ouverte à des expériences d'un autre genre.

Toute la journée, il avait humé son parfum, tandis qu'elle était assise à côté de lui dans son 4x4. Il avait eu tout le loisir d’observer ses yeux aux reflets de jade et d'émeraude, traversés par des émotions diverses, parfois très fortes, parfois presque imperceptibles. Il avait constaté comme elle se tendait, chaque fois que sonnait son téléphone portable. Il savait que ceux qui la harcelaient ainsi étaient des avocats angoissés, ayant eu la malchance de plaider aux mêmes procès qu'elle. Il l'avait vue jeter des coups d'œil par-dessus son épaule, tout au long de la journée, se demandant visiblement si Richardson et son cameraman — à moins que ce ne soit les Blades ou son humble serviteur en personne — n'étaient pas en train d'épier ses faits et gestes.

Et, tout au long de la journée, Abe avait repensé à la soirée précédente. Il avait songé au désir brûlant qu'il avait fugitivement décelé dans son regard, habituellement si froid et prudent. A la compassion sans emphase avec laquelle elle lui avait demandé de parler de Debra.

Et il se demanda ce qu'il éprouverait en la touchant.

Il se demanda ce qu'il ressentirait en l'entendant rire, débarrassée de ses angoisses.

C'est vrai qu'il était idiot de s'enticher ainsi de la première femme qu'il rencontrait, après des mois de clandestinité. Mais Kristen était une femme intègre, intelligente. Elle était aussi belle que gracieuse. Il avait rencontré peu de femmes possédant toutes ces qualités, au cours des cinq années qui venaient de s'écouler.

On n'en trouve pas beaucoup dans l'entourage des trafiquants de drogue et d'armes.

Il ne cessait de se remémorer leur première rencontre, au dépôt. Il n'avait pas menti la veille, quand il lui avait dit qu'il avait été fasciné. Totalement fasciné. Et excité. Incroyablement excité. Il avait joué son personnage de truand, ce jour-là, en présence de Kristen. Il avait lancé des remarques graveleuses, pour donner le change à ses complices, flattant leur haine de la magistrature et se taillant un beau succès auprès de ces hors-la-loi endurcis. Mais la vision angélique de cette femme n'avait cessé de le troubler, tout au long de cette comédie, destinée à le faire passer pour un truand chevronné.

Il avait été libéré sous caution peu de temps après son arrestation, et était retourné infiltrer la pègre, au sein de laquelle il avait ses habitudes, et qu'il côtoyait quotidiennement.

Mais dès qu'il en avait la possibilité, il allait voir Debra, dans l’établissement de soins palliatifs où elle survivait. Il s'asseyait à son chevet, lui massait les mains et les pieds, prononçait doucement son nom, tout en étant torturé par les remords : il s'en voulait d'avoir désiré une autre femme alors que son épouse respirait encore, même si celle-ci était plongée dans l’inconscience.

A présent, sa femme avait enfin trouvé la paix de l'âme. Et il désirait toujours Kristen Mayhew.

Ce fut avec un regret évident que le serveur dut interrompre la conversation en italien pour aller prendre d'autres commandes. Kristen se tourna vers Abe et ouvrit de grands yeux. Abe se rendit compte que ses pensées devaient se lire dans son regard. Il songea un instant à en rire, de manière nonchalante. Mais il vit les yeux de Kristen briller, et ses joues rosir.

— Pardonnez mon impolitesse, dit-elle. Je suis désolée de vous avoir ignoré ainsi. Mais ça fait tellement longtemps que je n'ai pas eu l'occasion de pratiquer mon italien.

— Ne vous excusez pas. C'était un plaisir. Je ne savais pas que vous parliez italien.

Elle esquissa un haussement d'épaules.

— J'ai vécu un an en Italie, quand j'étais étudiante, expliqua-t-elle. Je me débrouille pas mal dans la conversation courante, mais je suis sûre que ma grammaire laisse à désirer. Et puis, je manque de pratique.

Elle prit son menu et baissa les yeux.

— Vous n'étiez pas obligé de m'inviter à dîner, reprit-elle. Spinnelli a posté une voiture de patrouille en bas de chez moi. Je pense que, désormais, je vais pouvoir me débrouiller toute seule.

Abe sentit le désir monter en lui, stimulant son audace.

— Il ne vous est pas venu à l'esprit que je pourrais simplement avoir envie d'être en votre compagnie ? demanda-t-il. Et que cette invitation n'a rien à voir avec l'enquête ?

Elle leva les yeux vers lui.

— Oui, dit-elle d'une voix rauque qui exacerba le désir d'Abe. Oui, cette idée m'est venue à l'esprit, en effet.

Il déglutit. Des dizaines de répliques possibles défilèrent dans son esprit, mais toutes lui parurent inappropriées, et vouées au rejet.

— Ah, signorina,fit alors une voix.

Il soupira en voyant Kristen se tourner vers le visage radieux de Tony Rossellini, le patron du restaurant du même nom, et l'un des plus vieux amis de ses parents. Abe se força à sourire.

— Tony, dit-il, ça fait plaisir de vous revoir.

Tony ouvrit de grands yeux surpris, et Abe se rendit compte que le vieil homme n'était pas venu à leur table pour le voir, lui.

— Abe ! s'exclama-t-il. Abe Reagan ! Mon neveu ne m'a pas dit que c'était toi qui étais venu avec cette belle signorina.Ça fait du bien de te revoir. Tes parents sont venus dîner la semaine dernière, mais ils ne m'ont pas dit que tu étais revenu à Chicago.

C'était la version officielle que la famille était chargée de fournir aux amis de la tribu. Abe était censé avoir déménagé à Los Angeles, et ne revenir que de temps à autre pour rendre visite à ses parents. Rachel elle-même en était persuadée. Le danger aurait été trop grand pour lui, si l'un des enfants ou des amis de la famille avait bavardé. Il échangea un regard avec Kristen, et vit aussitôt qu'elle avait compris le subterfuge et ne le trahirait pas.

— Oui, Tony. Je suis revenu. J'ai été muté à la brigade des homicides. Je vous présente Kristen Mayhew.

La peau du visage flétri par les ans de Tony se plissa un peu plus tandis qu'il méditait cette information, comme s'il essayait de situer Kristen. Lorsqu'il se souvint de son nom, il haussa brusquement les sourcils.

— Ah, fit-il. Eh bien, ne parlons pas de toutes ces horreurs, ce soir. Ce soir, il faut oublier le travail, il faut s'amuser !

Il exhiba une bouteille de vin rouge qu'il avait tenue cachée derrière son dos. Un grand cru, comme Abe s'en rendit compte d'un bref coup d’œil à l'étiquette.

— Mon neveu ne m'a parlé que d'une belle demoiselle qui avait passé un an dans la ville de mon père et de mon grand-père, dit Tony.

Avec l'habileté d'un expert, il déboucha la bouteille.

— Ma dernière visite à Florence remonte à bien longtemps, reprit-il. Mais cette ville est toujours présente dans mon cœur.

Il entreprit de remplir leurs verres avec fierté, et c'est alors qu’Abe se souvint que Kristen ne buvait pas.

Il ouvrit la bouche pour en faire part à Tony, mais resta bouche bée. Son corps tout entier se raidit lorsqu'il sentit la main de Kristen se poser subrepticement sur la sienne. Puis elle leva son verre pour trinquer avec Tony. Elle lui parla en italien, et ce qu'elle lui dit parut ravir ce dernier. Il lui répondit dans sa langue natale avant de se tourner vers Abe, en souriant aux anges.

— Maintenant que tu es revenu, dit-il, il faut que tu viennes manger souvent ici. Avec la signorina.

— C'est promis.

Il n'aurait pu dire si cette promesse concernait la première phrase de Tony ou la seconde.

— Tony, ajouta-t-il, nous avons été suivis toute la journée par des journalistes. Si vous voyez entrer quelqu'un de suspect, pourriez-vous...

Tony fronça les sourcils.

— Pas la peine de m'en dire davantage. Ils ne vous embêteront pas.

Il retourna en cuisine, sans attendre de réponse.

Kristen reposa doucement le verre sur la table et détourna les yeux.

— Sympa, ce Tony, lâcha-t-elle.

— Oui, dit Abe. C'est un vieil ami de mes parents.

Il pencha la tête de côté, en priant pour qu'elle tourne son regard vers lui. Mais elle n'en fit rien. Il était démangé par l’envie de la toucher, de laisser glisser sa main sur la table et de saisir la sienne, comme elle venait furtivement de le faire. Mais il s'en abstint et porta son verre à ses lèvres.

— Je croyais que vous ne buviez pas, dit-il.

— Je ne bois pas, en effet, mais je ne voulais pas faire injure à cet homme charmant en rejetant son cadeau. J'en boirai une ou deux gorgées d'ici la fin du repas... Et vous serez seul à le savoir.

C'était une nouvelle preuve de son respect des autres. Il repensa à son regard, la nuit précédente, lorsqu'elle avait déchiré en deux sa feuille de papier de verre, avant de lui en tendre la moitié. Il y avait lu de la compassion, mais aussi quelque chose d'autre. Quelque chose de sensuel, qui l'avait empêché de dormir pour le restant de la nuit.

— Kristen, fit-il.

Il attendit, mais elle s'obstinait à fixer l'autre bout de la salle.

— Vous auriez pu rentrer chez vous, puisque Spinnelli vous fait protéger, finit-il par dire. Mia a proposé de vous raccompagner, avant d'aller à son rendez-vous... Pourquoi avez-vous accepté mon invitation à dîner ?

Il s'écoula un long moment avant qu'elle ne se décide à le regarder dans les yeux. Quand elle le fit, il lut dans son regard du désir, mais aussi une sorte de vulnérabilité qui lui serra le cœur.

— Il ne vous est pas venu à l'esprit que j'ai accepté votre invitation parce que j'avais envie d'être en votre compagnie, moi aussi ? demanda-t-elle posément.

— C'est ce que j'espérais, avoua-t-il avec la plus absolue sincérité.

Elle esquissa un sourire, si léger qu'il ne l'aurait pas remarqué, s'il n'avait pas eu les yeux rivés sur son beau visage. Il posa sa main sur celle de Kristen, la sentit tressaillir. Mais elle ne retira pas sa main, et il y vit un bon signe.

— Pourquoi l'Italie ? lâcha-t-il.

Elle cligna des yeux, comme prise au dépourvu par la question.

— Pardon ? fit-elle.

Il glissa son pouce sous la main de Kristen et se mit à lui caresser doucement la paume. Elle se raidit, mais n'ôta pas sa main.

— Pourquoi avez-vous passé un an en Italie ?

Elle baissa les yeux vers leurs mains unies.

— Je suivais des études à Florence.

— Des études artistiques ?

Elle leva les yeux vers lui en souriant, et il sentit son cœur bondir dans sa poitrine.

— Quelles autres études peut-on faire à Florence ? demanda-t-elle avec une pointe d'ironie dans la voix.

— Je me disais aussi que vous aviez le sens des coloris, dit Abe. Mais, si vous avez fait des études d'art à Florence, comment se fait-il que vous soyez devenue juriste ? Pourquoi ne vous adonnez-vous pas à la peinture ou à la sculpture ?

Le sourire de Kristen s'estompa.

— La vie ne se déroule pas toujours comme on l'avait prévu. Mais je suppose que vous êtes aussi bien placé que moi pour le savoir.

— En effet, fit-il.

Elle lutta visiblement pour recouvrer son assurance et ajouta, d’un ton léger :

— Je me trouve bien égoïste. Vous m'invitez à partager un bon repas, et je deviens larmoyante. Parlons d'autre chose.

— Comme il vous plaira.

Il pencha la tête et examina soigneusement le visage de la jeune femme avant de reprendre :

— Vous nous avez étonnés, tout à l'heure, au stand de tir. Vous ne nous aviez jamais dit que vous saviez vous servir d'une arme à feu.

Et pourtant elle avait fait une brillante démonstration de sa capacité à utiliser un pistolet. Il l'avait observée avec intérêt, pendant qu'elle choisissait méthodiquement une arme dans la vitrine de Diana Givens. Il s'était délecté à l'avance du plaisir qu’il aurait à lui en montrer le maniement. Il pourrait passer ses bras autour de son torse, sentir son corps svelte contre le sien...

Cette pensée avait déclenché dans son corps une réaction aussi immédiate qu'embarrassante, et il avait été presque soulagé de l'entendre décliner sa proposition. Puis il l'avait vue vider son chargeur sur une cible en papier avec autant de précision que de promptitude, le laissant pantois.

— Vous avez atteint la poitrine à chaque coup, ajouta-t-il.

— Je ne suis pas une tireuse d'élite, mais j'arrive à faire mouche sur une boîte de conserve accrochée à une clôture, à vingt mètres.

— Ainsi, vous avez vécu dans une ferme, au Kansas ? s'enquit-il, en se remémorant les détails épars qu'elle lui avait confiés sur son existence.

Elle gigota sur son siège d'un air embarrassé et hocha la tête.

— Oui, dit-elle. Mon père avait un vieux .38 Spécial dont nous nous servions pour tirer sur des cibles.

Elle venait en fait d'esquiver la question portant sur son enfance et sa famille.

— Qui a hérité du revolver de votre père, quand il est mort ? demanda-t-il.

Ses traits se figèrent et elle murmura :

— Mon père n'est pas mort.

Abe fronça les sourcils.

— Mais vous m'avez dit que vous n'aviez plus de famille.

— C'est vrai.

Elle inspira profondément, et se fit visiblement violence pour conserver son sang-froid.

— Je suis désolée, dit-elle. Voilà que je redeviens larmoyante. Je suis surtout furieuse d'avoir à attendre trois jours pour obtenir mon arme.

Elle fit une petite grimace avant d'ajouter :

— Les types contre lesquels j'ai besoin de me protéger se procurent leurs armes auprès de trafiquants qui ne respectent pas la législation. Ils sont armés tandis que, moi, je dois attendre qu'on me permette de l'être.

— Compte tenu de votre profession et de votre situation actuelle, vous auriez sans doute pu obtenir une autorisation immédiate.

— Oui, probablement... Mais Zoe Richardson en aurait fait des gorges chaudes, à la télé.

Elle secoua la tête et ajouta :

— Non, il ne vaut mieux pas. Je vais me contenter de placer un piolet sous mon oreiller, en attendant d'avoir le permis de détention.

Il ouvrit la bouche pour objecter, mais se ravisa en voyant la porte du restaurant s'ouvrir. Kristen se redressa aussitôt et retira sa main, qu'Abe tenait toujours dans la sienne.

— Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle en se contorsionnant pour regarder derrière elle, d'un air alarmé. Encore des journalistes ?

— Non, pire... Ma petite sœur.

Et c'était vrai : Rachel venait d'arriver, accompagnée d'une flopée d'adolescents.

Que Rachel ne le voie pas, il ne fallait pas y compter. Qu'elle ne reconnaisse pas Kristen relevait de la plus inconcevable des chimères.

Il vit Rachel ouvrir de grands yeux et traverser la salle d'un pas pressé.

— Abe !

Elle se pencha et le gratifia d'une bise sonore.

— Quelle surprise ! poursuivit-elle. Alors, tu lui as demandé ?

Abe soupira. Il avait été trop occupé pour se souvenir de la demande d'interview de Rachel, dans le cadre de son projet scolaire.

— Non, Rach, je n'ai pas eu le temps.

Rachel fronça les sourcils, mécontente.

— Alors, tu pourrais au moins me présenter, pour que je lui demande moi-même !

Abe soupira de nouveau, plus profondément cette fois.

— Kristen Mayhew, je vous présente ma petite sœur Rachel, dit-il à contrecœur. Rachel, voici la substitut du procureur Mayhew.

 

 

Samedi 21 février, 19 h 30

 

— Il ne veut pas être dérangé.

Jacob, plongé dans la pénombre de son bureau, entendit la voix de son majordome résonner dans l'entrée. Il était en train d’écouter l'un de ses arias préférés. Habituellement, c'était ainsi qu'il se détendait, en fin de journée. Mais, ce jour-là, la voix du ténor ne parvenait pas à apaiser son angoisse. Angelo avait disparu, Elaine était en larmes, et Jacob redoutait le pire.

— Je suis sûr qu'il acceptera de me recevoir, répondit Drake Edwards.

Non, je ne veux pas te voir, songea Jacob. Mais il appuya sur la télécommande pour couper le son du lecteur.

— Faites-le entrer, cria-t-il.

Il se leva et constata avec fureur que ses jambes tremblaient légèrement. Il jeta un coup d’œil à Drake et se laissa retomber sur son siège. Son chef de la sécurité affichait un air lugubre.

— Désolé, Jacob, dit Drake à voix basse.

Il sortit un trousseau de clés de la poche de sa chemise, et Jacob reconnut immédiatement le porte-clés aux armes de l'université Northwestern.

— On a retrouvé la Corvette, dit Drake. Des gamins nous ont dit avoir trouvé les clés sur le siège avant, et l'avoir volée pour faire une virée.

— Et Angelo ? demanda Jacob d'une voix rauque.

Drake secoua la tête.

— Il a été vu pour la dernière fois dans un bar près du campus. Ses copains nous ont dit qu'il avait bu un coup de trop, mais il a refusé qu'ils appellent un taxi.

Quel crétin, songea Jacob.

— Ça ne m'étonne pas, fit-il.

— Jacob, nous...

Drake ferma les yeux, l'air peiné, avant de poursuivre :

— Nous avons trouvé du sang sur le siège du conducteur.

Jacob inspira profondément. Il allait falloir en informer Elaine. Cette nouvelle risquait de la tuer.

— Je vais attendre que nous en soyons sûrs, avant d'en parler à ma femme. Continue à chercher, Drake. Et fais suivre Mayhew et ces deux inspecteurs... Mitchell et Reagan. Selon Richardson, le tueur envoie des lettres à Mayhew. S'il est arrivé...

Il dut se forcer à terminer sa phrase :

— ... quelque chose à Angelo, ils ne tarderont pas à être au courant.

Drake hocha la tête avec raideur. L'épreuve est rude pour lui aussi, songea Jacob. Drake était à son service depuis longtemps, bien avant qu'il ne devienne Jacob Conti, le riche industriel de chicago. Il avait été son bras droit quand il montait des escroqueries minables aux dépens de vieilles dames, et quand il accomplissait de basses besognes pour le compte de gens plus riches que lui. Drake faisait partie de sa famille, en quelque sorte. Il avait changé les couches d’Angelo, il l'avait emmené au cirque quand il était tout petit. Drake était probablement presque aussi ému que lui.

— Je fais déjà surveiller ces trois-là, ainsi que leurs supérieurs et la Richardson, dit Drake. Essaie de te reposer, Jacob. Je ferai tout pour retrouver Angelo.

Jacob le savait bien. Il avait toute confiance en Drake.

Mais, quand il retrouvera Angelo, aurai-je encore un fils ?